Mouvement et statisme : « jeux de formes »
de Jeff Saint-Pierre
Chacun s’est un jour arrêté à l’entrée d’un chantier ; laissant vagabonder son imagination bâtisseuse parmi des montagnes de sacs de ciment ; des entassements de parpaings ; des pyramides de gravillons ; et, rouillés, jetés en vrac entre ces amoncellements, des paquets de tiges de fer plus ou moins longues, de section circulaire, vrillées ou ponctuées, dont il est bien connu qu’elles servent à renforcer le béton, leur utilité matérielle intuitivement perçue, nul ne s’attarde sur ces objets, sans autre intérêt apparent, corrodés qui plus est !
« Nul », pas tout à fait. Car il est un artiste, Jeff Saint-Pierre, qui, justement, se soucie de ce matériau pauvre, et relève comme un défi le désintérêt général : d’abord, parce qu’il trouve provocante l’idée de construction, de verticalité, inhérente à ces tringles ; ensuite pour l’espèce de pari auquel il se livre chaque fois, quant à leur situation géographique et les variantes de leurs entrelacs à l’intérieur des murs qui s’élèvent devant lui ; enfin pour la connotation paradoxale, teintée de mystère qu’elles véhiculent : être là, indispensables, mais invisibles. D’où sa volonté de sortir de ce métal de son contexte, lui donner, en quelque sorte, des lettres de noblesse. Mais pour établir avec lui une complicité créative, il fallait réduire sa taille à l’échelle de la main qui allait le transformer. D’où l’idée de Jeff Saint-Pierre de le tronçonner en petits morceaux réguliers à partir desquels il puisse réaliser des personnages.
Car c’est là sa seconde gageure : considérer d’un œil à la fois grave et ludique, naïf et humoristique, ces bouts de métal. ( Sans se soucier du fait que, immédiatement classée parmi les créateurs d’Art’Récup’, sa démarche soit totalement différente de la leur qui ne se préoccupe que d’objets vieux, chargés de souvenirs, patinés par le temps et les mains ; alors que Jeff Saint-Pierre ne considère qu’un matériau anonyme et vierge de toute mémoire ). Dans le même temps, leur donner une signification personnelle. Confirmer sa conception originale dénonçant l’indifférence ou le mépris de l’homme pour ces objets qui ne sont que matériels. Afficher sa différence. Se faire provocateur en créant par une sorte de militantisme social ou d’orgueil, son propre Golem, dépourvu – mais l’est-il ? – de mysticisme : ériger son homme d’acier !
A partir de là, il fallait à Jeff Saint-Pierre trouver une logique corroborant ce choix : déceler une « âme » en ce matériau ; lui donner une humanité, tout en lui conservant « ses racines » : continuer à admettre qu’il appartient au domaine de la construction, l’intégrer pour ce faire à d’autres matériaux ; mais s’assurer qu’il participe de ce que l’artiste appelle « l’harmonie des choses ». Concevoir son personnage de façon à traduire ce qui lui paraît essentiel : à la fois un jeu de mouvement / de statisme ; d’équilibre / de déséquilibre ; d’élévation / d’écrasement ; de légèreté / de raideur ; d’effort / de mobilité… Ce que cherche en fait tout artiste en quête d’absolu.
Ainsi, selon l’évolution de cette recherche, explorant toutes les possibilités de traduire le problème de l’humain face à son environnement, Jeff Saint-Pierre conçoit-il des œuvres en deux ou trois dimensions. Mais qu’elle que soit la formulation, cette vie de métal s’organise en fonction de la présence récurrente d’un cadre géométrique auquel est supposé se fixer chaque personnage : cadre aussi symbolique et conceptuel que le carcan social qui limite l’homme. Mais naît alors, presque aussi incontournable, la transgression : parfois, trop indépendant peut-être, « l’homme-de-métal » néglige ce cadre ; ses doigt raides sont dans l’espace extérieur ; et une partie du corps, ses jambes dépassent cette limite sécuritaire. C’est alors qu’il est en péril, car la seule chose qui le préserve de la chute est, instable, une corde… Mais, contrepartie de ce danger, la ligne qui délimite cette « aventure », résultante d’une pensée mêle technique, philosophie et symbole, est absolument parfaite. D’autres fois, l’artiste ne tolère de son personnage aucun dépassement, mais celui-ci affecte des positions gymniques tout à fait singulières, comme s’il poussait en tout sens en une volonté rédhibitoire d’échapper à son enfermement. Et la démarche de l’artiste devient alors exemplaire : combinant de façon quasi-mathématique les éléments entre lesquels il a aménagé de légers interstices, il peut jouer avec la lumière de manière inattendue. Par ailleurs, il parvient à donner à ses créatures, en dépit de l’extrême rigidité des petits morceaux métalliques, un sens du mouvement, une impression de fluidité, une surprenante souplesse des lignes. Les seuls moments où elles semblent incapables de se libérer adviennent lorsque le sculpteur les « replace » dans leur milieu originel, les écrase entre deux blocs de béton, les coince sous une lourde poutrelle métallique, etc. Comme si soudain il avait peur que lui échappent ces êtres sur lesquels il a peut-être endommagé sa propre intégrité physique ( car travailler ce matériau coupant, rêche et rouillé n’est sûrement pas de tout repos ). Comme si l’architecte en lui s’effrayait soudainement de la liberté prise par ses personnages et n’avait d’autre choix que de les soumettre !
Ce sont ces états successifs qui font traverser l’esprit des spectateurs. Selon leur vécu, leur éducation, leur subjectivité, leur faculté de rêver… Les uns ne verront dans cette création tellement atypique qu’un rejet de la société, une geste dénonciatrice ; les autres jugeront dérisoire cette façon de jouer les démiurges. Les uns trouveront dure et sans âme cette création métallique ; les autres s’émerveilleront de ce monde allogène… Qu’importent à Jeff Saint-Pierre ces regards tellement divers et antithétiques sur son œuvre ? L’essentiel n’est-il pas qu’avec chaque nouveau projet il essaie de se surpasser, d’aller au delà de ce qu’il a à peine fini d’explorer ? Et, dans cette avancée, cette volonté d’élargir toujours son champs esthético-philosophique, son enthousiasme paraît inextinguible !
Jeanine Rivais (Journaliste/critique) 2003.